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Lire Marcel Proust aujourd'hui - Michel Joiret

Lire Marcel Proust aujourd'hui - Michel Joiret

14,00 €Prix

ouvrage didactique, 2009
108 pages
ISBN 978-2-930333-30-4
14 EUR
 

Marcel Proust, un auteur d’autrefois, bon pour les bibliothèques poussiéreuses et autres musées de la littérature ? Le présent ouvrage démontre qu’il n’en est rien.
Suivant une grille d’analyse et un plan de lecture rigoureux, Michel Joiret passe en revue différents personnages, thèmes, caractéristiques d’écriture, nous montrant à quel point les “figures” de Proust, aussi modelées soient-elles par la société de son époque, sont proches de nous et nous offrent de nous-mêmes un portrait en miroir. Nous découvrons combien, une fois la “Recherche” démythifiée, les récits et autres portraits de l’impitoyable observateur-analyste qu’était Proust, peuvent s’insérer dans notre quotidien. À travers la chronique d’un nanti, les circonvolutions de la pensée, les phrases interminables, c’est toute une sensibilité, une sensualité, qui se déploie, symphonie de parfums, couleurs, atmosphères, ouvrant le lecteur à une finesse, une richesse de perceptions auquel le monde contemporain ne l’a pas initié, et qu’il pourra désormais insérer dans sa palette de perceptions.
« À l’instar des écoles françaises,  qui privilégient la connaissance de Proust – en attirant de jeunes lecteurs amusés et intrigués par la prodigieuse exactitude du propos –, les élèves des enseignements secondaire et supérieur ont tout à apprendre de l’homme, de l’écrivain, de l’époque, de la sensibilité, de l’humour, de l’emprunt continuel aux ressources sensorielles,  de cet univers encombrant certes mais si proche des mille et une sollicitations dont nous sommes aujourd’hui les sujets. », nous dit l’auteur en guise d’entrée en matière.
Un ouvrage, certes, indispensable aux professionnels qui font vœu d’enseigner la vie profonde à travers les œuvres littéraires, mais aussi à tous les curieux intéressés par une des plus grandes voix de la littérature mondiale.

 

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Françoise : « Une œuvre de circonstance »

Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et des épisodes de la vie – : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle les avait commandées la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.

L’icône

Le temps est une fois de plus le régulateur du quotidien. Même si la cuisine révèle ici le savoir-faire de Françoise et son incomparable ingéniosité dans la gestion de l’intendance, c’est bien le mouvement des saisons qui génère l’abondance ou la disette. On sent que le temps des groseilles et celui des framboises occupent le narrateur bien plus encore que les groseilles et les framboises. Françoise instrumentalise les saisons au profit de ses maîtres et c’est probablement cette virtuosité-là qui la rend indispensable. 

La représentation sociale

Le jeu de rôle qui détermine l’activité de Françoise est particulièrement subtil. Il s’inscrit dans le cadre strict des codes de bienséance de la haute bourgeoisie et l’intéressée ne déroge jamais aux consignes de civilité qui lui sont imposées. Mais tout en les acceptant avec humilité, au même titre que les compliments qui lui sont prodigués, Françoise assure son emprise sur la maisonnée dans l’espace qui lui est réservé. Volontaire et perfectionniste dans l’accomplissement des tâches ménagères, elle répond à la demande et anticipe les événements. Sa parfaite connaissance des maîtres, elle la cultive et la préserve car c’est bien elle qui lui offre la garantie de rencontrer les besoins – les caprices ? – de chacun. Dans l’espace qui lui est affecté, Françoise apparaît comme « émancipée », maître – ou tyran –, c’est selon, d’une communauté inféodée à la toute-puissance de sa « bonne nature ». 

Le travelling

« Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie… »
On observe que l’élaboration du menu est paradoxalement un travail d’équipe. Françoise en est l’intelligente coordinatrice dont « le génie » est reconnu par le narrateur. Toute l’animation du village concourt au bien-être de la maison et si le « hasard » s’invite à la confection des plats, il ne peut s’agir que d’une péripétie. En réalité, légumes, volaille, fruits et fruits de mer apparaissent et disparaissent selon un ordre rigoureux, celui des saisons d’abord, mais aussi celui des mille et une civilités qui régissent les rapports entre voisins et amis. 

« Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. »
L’ attention personnelle de Françoise » est assurément d’ordre diplomatique, mais elle marque aussi un lien fort entre la déférence qu’on atteste et la confiance qu’on honore. On peut également supposer que l’amour immodéré des compliments conforte chez Françoise la plus sûre des motivations. « Fugitive et légère » soulignent la fluidité du mets comme celle de l’intention. On appréciera l’allusion à l’univers de l’art (« œuvre de circonstance » – « talent ») retenue par induction pour associer le mérite de la cuisinière à celui des véritables créateurs. 

« Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : “J’ai fini, je n’ai plus faim”, se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats… »
La comédie ballet d’un repas ne souffre que la présence d’authentiques gourmets. Pas de place ici pour la réserve ou le refus. Autour du narrateur, on ne trouve que les figurants parfaits d’une œuvre convenue. On peut imaginer que l’excommunication touche aussi sûrement l’inappétence que l’hérésie !

 

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