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Qôta-Nîh - Gérard Adam

Qôta-Nîh - Gérard Adam

30,00 €Prix

Ce livre a fait partie des 5 finalistes pour le prix Gros Sel 2009

 

Roman, 2009


762 pages.
ISBN: 978-2-930333-27-4
30 EUR

Qôta-Nîh, le “Pays des eaux”. Île où une civilisation originale fondée par les jumeaux mythiques Medvâm et Gamgô a longtemps coexisté en syncrétisme avec deux religions importées.
Qôta-Nîh, devenue île paradisiaque pour touristes fortunés.
Qôta-Nîh, emportée par l’épidémie intégriste qui infecte le monde.

Sur les “Bâqi”, pentes abruptes au pied de falaises, se sont réfugiés les survivants de la folie assassine qui a empoisonné les eaux de la lagune. Parmi eux, le “qîvar” Deïrnér, chef des thérapeutes et référent spirituel du peuple qôtanér. Deïrnér, qui commue en rêveries ce qu’il n’ose plus considérer comme une méditation. Deïnér, enlevé avec celle qui deviendra sa disciple pour prodiguer ses soins au chef des “fanatiques” réfugiés dans les grottes de la montagne.

Bien loin, en Occident, Bruno traîne une jeunesse aussi dorée que désabusée à la fac de Droit, s’encanaille dans un bistrot minable, décoche sa verve sur tout ce qui passe à sa portée. Jusqu’au jour où l’amour le sidère. Au jour où un attentat fomenté par des intégristes, lui aussi, l’emporte dans un noir tourbillon.

Trait d’union entre les deux, Jean, philosophe désenchanté, ami de l’un et demi-oncle de l’autre, venu achever ses jours et chercher la sérénité à Qôta-Nîh, le paradis sur terre où il a vécu son enfance. Jean dont “les cahiers”, après sa mort, ont abouti entre les mains de Bruno. Des cahiers qui nous apprennent tout de Qôta-Nîh, sa langue, sa culture, sa légende fondatrice, sa marche forcée vers le modernisme et les événements qui l’ont fait basculer dans l’horreur. Jean, dont le destin a peut-être déterminé celui de Qôta-Nih dans le “Gôn”, cette matrice des univers, d’où tout provient et où tout revient.

 

Lien de l'ebook, tome 1

Lien de l'ebook, tome 2

Que nous est-il arrivé ?
Filles et fils de Medvâm,
Fils et filles de Mouhaddi,
Que nous est-il arrivé ?

 
Installé sur mon trône de pierre, adossé au Rocher de Gamgô, je laisse filer mon rêve et planer ma question.
Le soleil dans sa plénitude a fracassé le miroir des eaux comme la décade effroyable a fracassé nos vies. Infinité d’éclats, déchiquetage de troncs, poteaux électriques aux fils échevelés, carcasses éventrées de dâto-vêga, murs effondrés de ce qui furent nos demeures.
Décor de notre exil, permanent rappel des ravages de la haine.
Mais à cette heure où l’astre décline, ces fragments se relient en luisantes coulées qu’infiltrent les bandes sombres des terres.
Qôta-Nîh se prépare à l’union nocturne.
 
J’ai l’âge de ce soleil.
Comme lui, à un moment inscrit dans le cours des astres, de moi inconnaissable mais dont je sais la sourde approche, je basculerai dans les ténèbres et mes Q’âts se refondront au Gôn.
Laisserai-je un sillage de lumière, aussi fugace que celui de l’astre ?
Ou des nues effaceront-elles aussitôt la trace de mon passage ?
 
Chaque fin d’après-midi, mon sentier m’attend, interdit à tout autre. J’y chemine entre roches et buissons, psalmodiant l’invocation que mon père m’a enseignée pour tenir en respect tout en l’honorant mon serpent tutélaire.
Sûr est mon pas, régulier mon cœur, paisible mon souffle.
J’ai soixante-six ans.
 
Mon père ignorait son âge. Il avait délégué au serpent le compte des lunaisons et des mâna-qîrga. Le compte aussi des bonheurs et des souffrances qui burinent un homme, des jeunes exaltations aux résignations tenant lieu de sagesse. Quand sa voix se fêlerait, même s’il refusait de l’entendre, même si, l’entendant, il se forçait à la raffermir, le serpent ne serait pas dupe.
Deïrnér, m’a-t-il dit sans se retourner, le jour où il m’a décrété digne de lui emboîter le pas, le désir de vivre s’accroche à ce que tu ne seras plus, comme une femme redouble de séduction lorsqu’elle sent ton amour tiédir.
Un jour, il n’est pas revenu.
Un jour, je ne reviendrai pas.
 
Recevrai-je avec le venin réponse à ma question ?
Celle qui s’est imposée à moi lorsque après l’empoisonnement des eaux je me suis adossé au Rocher sur le trône de pierre, et que je roule et roule comme, par-delà Qôta-Nîh, l’océan roule infiniment ses vagues ?
 
Moi le dernier Gamgô-q’îvar… !
Moi qui n’aurai eu ni fils ni disciple. Dont la fille Môsiré est morte comme sont morts quasi tous ceux qui s’opposaient à la haine, et quasi tous ceux qui la propageaient. Dont l’ultime descendant, ma petite-fille Néroé, captive de l’épouvante, vagabonde aujourd’hui par les méandres de ses visions, de même que naguère, à moins qu’il ne faille dire jadis, Ghaïnér, Tareq, Jean et moi vagabondions par les méandres des Vêoma-Qôta, pêchant le boûloû, chassant l’iguane, observant avec fascination l’ondoiement d’un cobra des eaux.
Ghaïnér, fils de la Medvâm-mâna-sânia, Tareq, fils du hôdyâm des Mouhads, Jean, fils de la missionnaire de Youssoukri.
Et moi, Deïrnér, fils du Gamgô-q’îvar.
 
La moûsbé de Tareq, après avoir été celle de son père Ibrahêm, je devine entre les palmes son min’rêb fauché, le cuivre et les tuiles vertes de sa pointe fichés dans la vase qui envahit sa cour. Du Medvâm-Voûqa ne subsiste pierre sur pierre et de la statue fracassée qu’un œil éteint fixant un ciel que plus jamais il ne verra. Au centre des ruines, brandi comme un poing, le dernier pan du Qôta-Mâna-Vêga, l’orgueil de Ghaïnér. Et entre les deux, les vestiges de l’église, dont les débris ont écrasé le mausolée de Jean.
Mon cher Jean, qui ne peut même plus s’y retourner en voyant ce qu’est devenue son illusion de paradis sur terre. Mon pauvre Jean, qui avant de mourir avait reçu en rêve la prémonition d’un anéantissement auquel, parmi tous ceux qu’il aimait, j’échapperais seul.
Mais pour quel témoignage ?
 
En classe, Maryâm-Odile nous avait parlé d’une ville bâtie comme nos demeures le long de chenaux et dont les habitants, comme nous, se déplaçaient en barque. Les églises y étaient plus vastes que le Voûqa et la moûsbé réunis. Leurs façades comme leurs statues étincelaient d’or. Venise était son nom. Qôta-Nîh, disait Maryâm-Odile, était la Venise d’ici et Venise la Qôta-Nîh de Vâni-Qôta. Pour nous, le merveilleux ne résidait pas dans l’existence ailleurs d’une ville semblable à notre île, mais dans la révélation qu’en dehors de Venise et Qôta-Nîh, les gens ne vivaient pas au bord de chenaux et ne se déplaçaient pas en barque.
La décade effroyable a ruiné Qôta-Nîh, quand Venise traverse les siècles.
Grâce à l’or de ses églises ? Le Seul Dieu des Mouhads, le Bon Dieu Père de Youssoukri, sont-ils avides au point d’épargner ceux qui leur bâtissent de riches sanctuaires et d’anéantir les autres ?
Ou parce qu’il n’y avait là que des églises ?
Venise eût-elle abrité voûqas et moûsbés, peut-être serait-elle engloutie, peut-être les eaux de sa lagune seraient-elles comme les nôtres pourries par le poison.
 
Ghaïnér affirmait que ni le Seul Dieu des Mouhads, ni le Bon Dieu Père de Youssoukri, ni Medvâm et Gamgô n’existent et n’ont existé, mais qu’il fallait respecter leur image dans les têtes. Notre rêve les forge comme lances et boucliers, pour tenir en respect la souffrance et l’angoisse. Mais pourquoi ces armes, au lieu de nous défendre, ont-elles déchaîné les pires souffrances, et bien au-delà de l’angoisse, les plus effroyables terreurs ?
Tareq, du temps où il affirmait sa pensée, proclamait que le Seul Dieu préfère un idolâtre au cœur pur à un dévot qui de son front balaie cinq fois par jour la terre mais exploite ses serviteurs et fait trembler sa maisonnée.
Jean, peu avant sa mort, a désigné l’ombre d’une palme sur le carreau. Deïrnér, m’a-t-il dit, si tu l’observes d’un autre point, l’ombre sera différente, et quand le soleil se couchera, nous ne la verrons plus. Le Seul Dieu des Mouhads, le Bon Dieu Père de Youssoukri, sont pareils à ces reflets de palme. S’il existait un dieu, il serait la palme elle-même, hors de portée de nos regards, à nous qui restons cloîtrés dans nos demeures, errant d’une chambre à l’autre et nous cognant aux murs. Et plus haut que la palme il y a le soleil. Et au-delà du soleil bien d’autres astres. Et au-delà de ces astres…
Mieux que nombre de Medvâmérs, Jean concevait les Q’âts, le Gôn, la Grande Origine. Mais seule les concevait son intelligence.

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